Istanbul, juin 1973.
Depuis plusieurs mois j'accumulais du matériel photographique dans différents pays d'Europe sur le thème des travailleurs migrants. Ces photos étaient (et sont encore) destinées à illustrer un ouvrage consacré à à ce sujet particulièrement complexe et mouvant.
Pourquoi Istanbul ? Parce qu'en République fédérale allemande, on m'avait cité en exemple le Bureau du recrutement allemand et son organisation modèle. Des experts internationaux stationnés dans le pays me facilitèrent l'entrée en contact. La "Verbindungstelle" occupe la majeure partie d'un immeuble moderne, dans le nord de la ville. L'accueil fut cordial: ma femme m'accompagnait, nous parlions allemand tous les deux et puis les responsables du centre étaient fiers de l'organisation qu'ils avaient mise sur pied.
Tout autour de l'immeuble, des centaines de personnes attendaient ou rôdaient : les membres de la famille du candidat (ou de la candidate), des ouvriers recalés, d'autres venus chercher des tuyaux, des vendeurs de dictionnaires, des photographes pour carte d'identité, des bistroquets ambulants, des étudiants en médecine offrant des auscultations- bidon etc...
Sri Lanka, en novembre 1973.
Sri Lanka... autrement dit l'île de Ceylan: à l'extrémité sud de l'Inde. Novembre, cela signifie là-bas la fin de la mousson : presque chaque jour un orage accompagné de pluies diluviennes, mais aussi du soleil et en plus un spectacle permanent d'étonnants nuages en mouvement, se métamorphosant, au point que le piéton sensible ou distrait en oublie de regarder où il pose les pieds.
Nous étions trois : Michel (journaliste) et Roger (preneur de son) et moi-même, photographe indépendant. Notre équipe avait popour mission de récolter du matériel audio-visuel en rapport avec la planification familiale. La première semaine avait été consacrée à des personnages officiels, des visites de centres de PF (planification familiale) et d'hôpitaux. Travail indispensable, mais terriblement frustrant pour le photographe qui sent la promesse d'un arrière-pays fascinant. Après ce séjour à Colombo, la capitale, vint la récompense : un voyage d'environ une semaine en voiture ä travers l'île, en longeant tout d'abord les côtes ouest et sud, parsemées de villages de pêcheurs (et depuis peu de quelques constructions pour touristes échappés des pays où l'on souffre de surconsommation, puis une incursion dans le centre, la région montagneuse.
C'était il y a environ trois ans dans un modeste pays d'Afrique centrale. Le reportage était patronné par une organisation internationale, le thème en était les problèmes de développement et je faisais équipe avec un journaliste finlandais travaillant pour un grand quotidien d'Helsinki et qui s'était engagé à publier une série d'articles sur les *projets" que nous allions visiter.
Nous avons atterri un dimanche après-midi à l'aéroport de la capitale. Réception très cordiale par les représentants officiels, discours de bienvenue et mise en appétit immédiate : "Nous vous avons préparé un programme varié et copieux, vous n'aurez guère le temps de chômer."
Suivit une nuit de repos dans un hîotel situé au bord du fleuve, et le lendemain matin ce furent les indispensables visites protocolaires, A midi, retour à l'hôtel et repas léger dans la grande salle. Nous étions au café lorsque la radio annonça un communiqué : "Les deux journalistes européens arrivés la veille sont priés de ne pas sortir de leur hôtel, leur programme est annulé, ils recevront des instructions ultérieurement." Le journaliste finlandais, pas certain d'avoir bien compris, me regarda d'un air ahuri. Quant à moi, j'étais atterré. Certaines des personnes attablés dans la salle savaient que nous étions les deux Européens visés par le communiqué officiel, et à voir la façon dont ils nous dévisageaient, je compris que d'une minute à l'autre nous étions devenus des pestiférés.
Genève, avril 1974.
La photographie ci-dessous a été prise devant la fenêtre de mon atelier. Elle montre les doigts de ma main gauche serrés et entremêlés. Une image de consternation, d'angoisse où le pouce est porté par les autres doigts ? Je ne sais pas, et finalement ce n'est pas important. J'avais un film à finir parce que je n'avais pas pris les six photos que j'avais destinées à un sujet particulier.
Le jour précédent, on m'avait demandé de prendre une série de photos concernant un réfugiée bulgare qui, pour un court laps de temps avait travaillé dans un magasin en ville. Cette femme avait visage sans âge et arborait un sourire pour la protéger du pire, un triste sourire figé. Elle avait vécu avec son demi frère pendant près de quatre ans dans un camp de réfugiés près de Rome.
Par elle-même, par ses qualifications professionnelles, sa connaissance de quelques langues et son sourire, elle aurait été capable de quitter le camp relativement rapidement. Mais il y avait son frère (ou demi frère) qu'elle ne voulait pas abandonner.
Pâques 1974 en Sicile à Campobello di Mazara.
Entre deux flâneries dans et autour des temples grecs d'Agrigente et de Ségeste, et avant d'aller rendre visite à Danilo Dolci (l'homme des grèves de la faim et de la lutte contre la mafia), j'ai fait un petit arrêt à Campobello sur la côte sud-ouest de l'île.
Des amis m'avaient suggéré ce léger détour : - "Vous verrez, cette expérience est passionnante, il s'agit d'une véritable commune agricole, fondée par des Siciliens et des italiens venus d'autre régions d'Italie qui sont d'anciens travailleurs migrants ayant travaillé plusieurs années à Genève. C'est dans notre ville qui ont eu l'idée de ce projet."
L'emplacement choisi pour ce retour à la terre n'est pas aisé à trouver, les paysans des environs ne sont guère loquaces. Mais de route en chemin de pierre, de chemin de pierre en sentier boueux, on finit par y arriver. Tout autour, des oliviers, de la vigne, des champs labourés avec le cheval ou le mulet. La commune a acquis six hectares de belle terre rouge, qu'il a fallu défricher pierre après pierre. On y cultive maintenant des artichauts, de la vigne, divers légumes, on fait pousser des orangers.
Ce reportage sur Gérard Durrell s'est effectué en deux temps, dans le courant de l'été 1967. Une première semaine passée dans le zoo de Durrell sur l'île de Jersey, à m'acclimater, à faire connaissance des pensionnaires et de leurs gardiens, leur faire accepter mes appareils, mes longues flâneries au milieu d'eux.
Puis, peu à peu, je me suis mis à prendre des photos, sans programme précis, au gré des rencontres, des émotions ressenties. Il s'agissait pour moi d'aller au-delà de simples images documentaires, de tenter d'exprimer à la fois le désespoir de ces bêtes privées de liberté et les petites joies quotidiennes qui effaçaient momentanément cette tristesse. De montrer aussi les rapports subtils qui se sont établis entre pensionnaires et gardiens (on serait tenté de dire - entre bourreaux et victimes-, mais ce serait faux). Et aussi entre animaux en cage et visiteurs, notamment le dimanche.
La seconde partie du reportage fut principalement consacrée à une interview de Gérard Durrell (frère de l'écrivain Lawrence Durrell, dont les thèses à l'époque, annonçaient les grandes théories écologiques à la mode actuellement, notamment celles de René Dumont. Cette deuxième phase nécessita également un déplacement à Jersey.