Genève, avril 1974.
La photographie ci-dessous a été prise devant la fenêtre de mon atelier. Elle montre les doigts de ma main gauche serrés et entremêlés. Une image de consternation, d'angoisse où le pouce est porté par les autres doigts ? Je ne sais pas, et finalement ce n'est pas important. J'avais un film à finir parce que je n'avais pas pris les six photos que j'avais destinées à un sujet particulier.
Le jour précédent, on m'avait demandé de prendre une série de photos concernant un réfugiée bulgare qui, pour un court laps de temps avait travaillé dans un magasin en ville. Cette femme avait visage sans âge et arborait un sourire pour la protéger du pire, un triste sourire figé. Elle avait vécu avec son demi frère pendant près de quatre ans dans un camp de réfugiés près de Rome.
Par elle-même, par ses qualifications professionnelles, sa connaissance de quelques langues et son sourire, elle aurait été capable de quitter le camp relativement rapidement. Mais il y avait son frère (ou demi frère) qu'elle ne voulait pas abandonner.


On m'avait demandé de prendre une photo du frère et de la soeur ensemble, deux réfugiés maintenant établis. Si possible elle devait avoir l'air heureux ( ils vivaient dans un nouveau pays) pour contraster avec une image prise dans le camp. Il n'était pas question de tricher mais d'illustrer une solution pour un problème compliqué.
Aucune difficulté pour les photos de la soeur travaillant dans le magasin, ni pour montrer sa bonne relation avec l'assistant social qui s'occupait de son cas. Un rendez-vous avait été pris pour prendre la photo de frère et soeur ensemble, mais cela n'a pas pu avoir lieu. Le soir la soeur m'a téléphoné pour m'expliquer que son frère avait refusé cette "photo de famille". Il avait décidé qu'il était trop laid et qu'il n'avait rien à dire. La laideur état le résultat du désespoir. Mais un homme a parfaitement le droit de refuser d'être photographié dans des circonstances si il pense qu'elle représente une atteinte à sa dignité.
Si j'avais travaillé pour une agence de presse, rien n'aurait justifié mon abstention. Pourtant ceux pour qui je travaillais l'ont accepté. Ainsi, en lieu et place, j'ai photographié les doigts de ma main gauche péniblement serrés ensemble pour terminer mon film et le développer.

Texte paru le 28 avril 1974 dans la Tribune de Genève.