Pâques 1974 en Sicile à Campobello di Mazara.
Entre deux flâneries dans et autour des temples grecs d'Agrigente et de Ségeste, et avant d'aller rendre visite à Danilo Dolci (l'homme des grèves de la faim et de la lutte contre la mafia), j'ai fait un petit arrêt à Campobello sur la côte sud-ouest de l'île.
Des amis m'avaient suggéré ce léger détour : - "Vous verrez, cette expérience est passionnante, il s'agit d'une véritable commune agricole, fondée par des Siciliens et des italiens venus d'autre régions d'Italie qui sont d'anciens travailleurs migrants ayant travaillé plusieurs années à Genève. C'est dans notre ville qui ont eu l'idée de ce projet."
L'emplacement choisi pour ce retour à la terre n'est pas aisé à trouver, les paysans des environs ne sont guère loquaces. Mais de route en chemin de pierre, de chemin de pierre en sentier boueux, on finit par y arriver. Tout autour, des oliviers, de la vigne, des champs labourés avec le cheval ou le mulet. La commune a acquis six hectares de belle terre rouge, qu'il a fallu défricher pierre après pierre. On y cultive maintenant des artichauts, de la vigne, divers légumes, on fait pousser des orangers.


Une certaine méfiance
L'accueil n'est pas très chaleureux, je sens une certaine méfiance : une voiture avec plaques genevoises, un monsieur qui débarque avec une sacoche de photographe... Il y a de quoi être sur ses gardes !
Dans la petite maison d'habitation qui sert également d'atelier de réparation, de dépôt de matériel, de salle de réunion, il y a un groupe de d'une demi douzaine de personnes, garçons et filles engagés dans une vive discussion. Je crois comprendre qu'il s'agit des prochaines élections. J'attends patiemment qu'ils règlent entre eux ces problèmes de stratégie électorale.
Puis une jeune femme au visage ouvert, agréable, mais fatigué (un bon visage de militante), consent à s'occuper de moi. Avant de poser des questions et de prendre des photos, je sens que je dois raconter mon histoire, montrer patte blanche. L'atmosphère se détend peu à peu et devient même cordiale, on me fait visiter les installations, les plantations, les poulaillers, nous évoquons certains aspects de la vie genevoise.
Suivent les explications, les réponses à mes questions. La décision de fonder cette commune agricole a été prise à Genève en 1969. Une année plus tard, huit garçons et filles sont venus s'installer en Sicile. Aujourd'hui ils ne sont plus que cinq. Les autres se sont découragés en cours de route. La tâche était trop rude ou ils étaient trop impatients.
Les communes de Mao
Le terrain leur a coûté 13 millions de lires (environ 65.000 francs suisses) mais en plus, il a fallu acquérir des tracteurs, des semences, construire une maison etc... "Cet argent, vous l'avez économisé pendant votre séjour en Suisse" -"Non, à Genève, nous nous sommes instruits, nous avons acheté des livres... L'argent provient d'une collecte effectuées parmi les autres travailleurs migrants, nous leur avons expliqué notre projet. D'autre part, le Conseil oecuménique des Eglises nous a aidé".
-"Le Conseil oecuménique ?"
-"Parfaitement ! Et pourtant nous ne sommes ni chrétiens ni croyants"
-"Et quels sont les buts que vous poursuivez ?"
-"En tout premier lieu, faire un exemple pour les paysans de la région, montrer qu'il est possible aujourd'hui de rénover radicalement les modes de production, de continuer à cultiver la terre - sans altérer l'environnement par des techniques trop intensives, mais en optant néanmoins pour des solutions modernes - et de freiner ainsi l'exode vers les villes, vers l'étranger, il s'agit également de donner une conscience politique aux habitants de la région, leur apprendre à lutter contre les intermédiaires trop gourmands, contre la mafia".
-" Et vous étiez préparés à ce genre de travail ?"
_" Nullement, il nous a fallu tout apprendre pratiquement en partant de zéro".
-" L'exemple des communes agricoles de Mao vous a inspiré ? "
Un silence, un sourire appuyé - l'entretien est terminé !. L'expérience continue.

Texte paru le 28 avril 1974 dans la Tribune de Genève.