Istanbul, juin 1973.
Depuis plusieurs mois j'accumulais du matériel photographique dans différents pays d'Europe sur le thème des travailleurs migrants. Ces photos étaient (et sont encore) destinées à illustrer un ouvrage consacré à à ce sujet particulièrement complexe et mouvant.
Pourquoi Istanbul ? Parce qu'en République fédérale allemande, on m'avait cité en exemple le Bureau du recrutement allemand et son organisation modèle. Des experts internationaux stationnés dans le pays me facilitèrent l'entrée en contact. La "Verbindungstelle" occupe la majeure partie d'un immeuble moderne, dans le nord de la ville. L'accueil fut cordial: ma femme m'accompagnait, nous parlions allemand tous les deux et puis les responsables du centre étaient fiers de l'organisation qu'ils avaient mise sur pied.
Tout autour de l'immeuble, des centaines de personnes attendaient ou rôdaient : les membres de la famille du candidat (ou de la candidate), des ouvriers recalés, d'autres venus chercher des tuyaux, des vendeurs de dictionnaires, des photographes pour carte d'identité, des bistroquets ambulants, des étudiants en médecine offrant des auscultations- bidon etc...
A l'intérieur, on nous fit tout visiter et notre guide répondit aimablement à toutes les questions posées. Chaque jour, environ 800 hommes et femmes se présentent, envoyés par le bureau de recrutement turc qui fait un premier tri. Ils subissent des tests professionnels sévères (les ouvriers spécialisés trouvent plus rapidement de l'embauche en Allemagne que les manoeuvres) et toute une série d'examens médicaux.
Dans les pièces où se déroulaient les examens professionnels, il y avait partout des scènes déchirantes : par exemple, un maçon venu du fin fond de l'Anatolie, et qui venait de rater son test(élever un petit mur en quelques minutes). "Je pratique mon métier depuis vingt ans dans mon village natal, comment voulez-vous que je retroune là-bas maintenant, je suis déshonoré!". Son travail ne correspondait pas au standard minimum exigé par les Allemands...
Dans les locaux consacrés aux tests médicaux, il y avait la même tension, on sentait la même appréhension. Il suffisait d'être trop petit pour être refusé ! Les hommes font la visite médicale par groupes : exercices pour examiner les doigts, les articulations, les coudes, les poignets, les épaules, la colonne vertébrale, les pieds, les chevilles, les genoux etc... et pour détecter les hernies, les cicatrices. Pour éviter les confusions, ils sont marqués avec un "marker" sur la poitrine. Le premier médecin rencontré refusa tout d'abord de me laisser prendre des photos. "Cela ne vous rappelle pas quelque chose ?... puis il céda.
Texte paru le 31 mars 1974 dans la Tribune de Genève.