Jean Mohr est un homme qui se livre peu, ce n’est que très occasionnellement qu’il laisse deviner qui il est.

Je venais de subir une grave opération et je me trouvais dans une clinique douillette située sur une colline dominant les méandres de la rivière Arve et ses rives boisées.

L’endroit se prénomme le « Bout du Monde » Depuis la cafétéria située sur le toit de la clinique, je pouvais observer les promeneurs, les chiens, les joggeurs, quelques amoureux aussi. J’éprouvais encore de la peine à marcher et les gens en liberté en contrebas, me faisaient furieusement envie. Une idée fixe, me promener au milieu d’eux, sans entrave, avec la certitude d’être guéri.

Mon vœu fut exaucé au bout de quelques semaines et, en compagnie de mon chien, je déambulais sur les sentiers entrevus depuis là-haut. Et un jour, je craquai, autrement dit, je me mis à prendre des photos. Sans aucun but, au gré de mes humeurs. Tout ce qui se présentait à mes yeux prenait une valeur métaphorique, aussi bien les vieux troncs d’arbres gisants que les reflets dansants dans la lumière sur l’eau de la rivière. Les films et les tirages s’accumulaient.

Transcription de l’extrait lu par Jean Mohr à l’exposition « Au Bout du Monde » Bordeaux 1999.
Photo: troncs enroulés glissants sur une pente avec plus haut: mon chien.

Images de reconnaissance

Comment comprendre la gêne, l’inquiétude, voire la panique qui s’empare si souvent de ceux que l’on photographie si l’on n’accepte pas soi-même les images que les autres font de vous ?

Pendant des années, je ne parvenais pas à accepter mon apparence physique et rêvais de ressembler à Samuel Beckett. A l’époque, je pratiquais l’autoportrait m’efforçant de transformer mon visage en recourant à des grimaces, des éclairages violents, un objectif grand angulaire, des bougés…

Cette fausse coquetterie disparut le jour  où je me vis interminablement sur un écran de télévision dans un film de Claude Goretta “Un photographe parmi les hommes" Ce personnage en face de moi existait bel et bien avec toutes ses faiblesses. Il m’échappait en quelque sorte, je n’étais plus responsable.

Quelques années plus tard, au cours d’un séminaire de photographie que je donnais à Genève, nous avons décidé de nous portraiturer à tour de rôle. Lorsque ce fut mon rôle de poser, l’un de mes étudiants fit négligemment cette remarque : "Dans cette lumière, votre visage me rappelle un peu celui de Beckett."

De la difficulté d’accepter sa propre image: autoportraits

Au moins une fois par mois, je fais quelques autoportraits et quelquefois ça me dit: «Oh attention, pas trop d’alcool ou trop peu de sport ou davantage de sommeil ou autre chose.» Ainsi, si je devais donner un conseil, je dirais à chacun d’entre vous, faites-vous photographier au moins tous les six mois (c’est comme aller chez le médecin pour savoir où vous en êtes.
Traduction d’un extrait de «Another way of telling» BBC 1988.

Jean Mohr réagit toujours fortement lorsqu'on affirme que la photo est réaliste et objective. En effet, même pour la photo la plus conventionnelle, l'instant choisi est toujours subjectif. Avec un appareil photo d'autre part, en jouant avec la lumière, on arrive vraiment à transformer les objets, à les métamorphoser. Il n'est pas impossible même d'utiliser la caméra comme un pinceau ou comme un crayon. C'est un autre défi que Jean Mohr aime à relever, en particulier dans ses autoportraits bougés où l'on retrouve, selon l'expression de Nicolas Bouvier, le peintre parti sans laisser d'adresse. 

Dessiner avec la caméra. Série de photos d’autoportraits volontairement bougés.

Un chien et son photographe

«Je ne me suis jamais senti le maître. C’est plutôt un contrat d’amitié qui nous lie…»

Lors d'un séjour à la montagne - c'était l'hiver - un ami m'a demandé au cours d'une visite: "Voulez-vous un jeune chien?"

"Peut-être, de quelle race est-il?"

"C'est un salouki, un lévrier persan. Il vient en droite ligne d'Arabie Saoudite et son nom est Amir, ce qui signifie prince en arabe."

Indécision de ma part, jusqu'au moment où le petit prince m'a été présenté: âgé de 4 mois à peine, un regard irrésistible, des pattes interminables et une couleur de sable chaud. Comment ne pas céder à cette offre et refuser de le laisser entrer dans ma vie?

(Jean Mohr, Un chien et son photographe, Editions Zoé, 1981)

Un jour où j’étais censé le promener parce qu’il n’avait pas bougé depuis deux jours, je devais passer aux éditions Zoé, chez Marlyse Pietri qui, à l’époque, imprimait encore ses livres (je lui faisais une visite d’amitié parce qu’une autre de mes spécialités est de photographier des auteurs, des écrivains, les photos figurant ensuite sur le revers de la jaquette).

J’y ai été avec mon chien en laisse. Elle était en train d’imprimer un livre, alors elle a interrompu la machine et puis on a bavardé un instant et tout à coup j’ai vu avec terreur mon chien lever la patte sur la machine et j’ai essayé de le gronder, de m’excuser, j’étais absolument consterné.

Mais elle a dit : Non, ce n’est pas grave, on va pouvoir laver et ensuite elle m’a dit, mais au fond, il y a de nombreuses années qu’on avait plus ou moins décidé qu’on ferait un livre ensemble, alors, est-ce que tu as un sujet à proposer?

Et là, tout à coup, j’ai eu une illumination, je lui ai dit : mais au fond, si on faisait un livre sur cette sacrée bête ?

  

En l'espace de 30 secondes, on a décidé de faire ce livre, et à partir de là, je ne l'ai plus freiné. Au contraire, j'ai une bonne vue, ça fait partie des qualités d'un photographe, et plutôt même une meilleure vue que lui, qui marche à l'odorat. Quand je voyais un chamois, ou une marmotte, je lui disais: eh! Amir, tu vois là-bas? Il filait et moi j'essayais de le suivre tant bien que mal ou je sortais mon téléobjectif et puis je le prenais se conduisant mal, c'est à dire chassant là où il ne fallait pas chasser, et c'est que qui a donné pour finir ce livre. Je l'ai emmené sur des plages, au bord de la Méditerranée, alors que c'est absolument proscrit de prendre un chien sur une plage et là aussi, ça lui arrivait de lever une patte là où il ne fallait pas.